Robert Fritz a écrit de nombreux livres sur le processus créatif, parmi lesquels « The path of least resistance » (le chemin de la moindre résistance). Compositeur et écrivain, il a élaboré, à partir de son expérience de créateur, une approche spécifique du processus créatif au service du changement des individus et des organisations (www.robertfritz.com). Il questionne souvent les « experts » en résolution de problèmes de façon quelque peu provocatrice, et soulève des questions clés concernant les processus de pensée créatifs à l’œuvre lors de toute création.
Fritz pense à partir d’un point de vue structurel. Il étudie les structures à l’œuvre dans la nature comme chez l’être humain. Il part du constat que toute structure contient une tendance au mouvement et que c’est la structure qui détermine le comportement à l’intérieur de cette structure (le cours de la rivière dépend de la structure de son lit). A partir du moment où une structure existe, l’énergie emprunte le chemin de la moindre résistance pour se mouvoir à l’intérieur de cette structure (l’eau de la rivière par exemple) : l’énergie passe par où il est le plus facile d’aller.
Trois insights en découlent :
- Vous êtes comme une rivière. Vous parcourez votre vie en empruntant le chemin de la moindre résistance,
- La structure sous-jacente de votre vie détermine le chemin de la moindre résistance tout comme la rivière détermine le cheminement de l’eau qui la traverse,
- Vous pouvez changer les structures sous-jacentes fondamentales de votre vie, comme des ingénieurs peuvent changer le cours d’une rivière en changeant la structure du terrain, afin que l’eau s’écoule là où ils le veulent. Vous pouvez créer la vie que vous voulez à condition d’apprendre à reconnaître les structures en jeu dans votre vie pour créer ce que vous voulez vraiment créer.
Un deuxième postulat est que toute tension tend vers sa résolution.
Le processus créatif utilise une structure qui tend vers une résolution finale et permet au créateur de faire advenir ce qu’il veut créer.
En étudiant les processus de création des artistes, Fritz élabore le concept de tension structurelle : la tension formée entre la création, le but désiré et la réalité actuelle. Tout au long de ses différents livres et conférences (« Your life as an art », « Creating »), il en fait un moteur majeur d’énergie créative à deux étapes clé du processus : la vision et la résolution .
Je me permets, pour faciliter cette introduction, de traduire quelques passages issus de différents ouvrages : « J’appelle tension structurelle la relation entre la réalité actuelle et la vision de ce que nous voulons créer. Pendant le processus créatif, vous gardez toujours un œil sur où vous voulez aller et un œil sur où vous en êtes actuellement. Il y a une discordance entre où vous êtes et où vous voulez aller. Cette tension structurelle est un principe fondamental dans le processus créatif. Une part importante du travail du créateur est d’élaborer cette tension. » (in « Creating »)
Ce qui m’intéresse dans son propos, c’est l’accent porté sur la pensée visionnaire comme moteur intrinsèque de la résolution. L’immersion dans la vision du futur désiré à travers la visualisation la plus précise possible de ce que nous voulons créer étant soulignée comme essentielle : « Pour hyper-charger le processus créatif, augmentez la focalisation sur la tension structurelle. De même qu’un archer tend son arc un peu plus que la normale quand il aligne la flèche sur la cible. La focalisation sur la tension génèrera une énergie créative exceptionnelle… Une fois la tension structurelle établie, votre tendance naturelle sera de générer des actions pour résoudre cette tension et ces actions seront soutenues par la structure… La vision vous aide à organiser vos actions… » (The path of least resistance)
Fritz souligne la capacité des créateurs à tolérer les dissonances : « lorsque vous créez, vous devenez un joueur de forces telles que les contrastes, les opposés, les similitudes, les différences, le temps, l’équilibre… Les créateurs apprécient et encouragent les discordances… Elles fabriquent la tension structurelle ».
Il cite Picasso pour souligner comment la vision d’origine affecte le résultat final : « Il serait très intéressant de photographier non pas les différentes étapes d’une peinture mais ses métamorphoses. On verrait comment l’esprit trouve des chemins pour cristalliser son rêve. Et que la peinture ne change pas fondamentalement, que la vision initiale demeure presque intacte malgré les apparences. »
Dans la phase de convergence, ces réflexions me paraissent intéressantes à méditer. Après la phase de jubilation divergente de la génération d’idées, on observe souvent une redescente de l’énergie et l’apparition de dilemmes, de frustrations accompagnant l’évaluation et l’approfondissement des idées. On connaît les risques de frilosité, de clôture prématurée et de retour aux habitudes de pensée, qui nuisent à la créativité des solutions.
Ici encore Fritz nous met en garde :
« Lorsque vous formez une tension structurelle, elle peut être résolue de deux manières : par l’accomplissement de votre vision devenue réalité, ou par la continuation de votre réalité actuelle. Si vous avez une intolérance pour les discordances, vous aurez tendance à vouloir résoudre rapidement la tension en favorisant la continuation de votre présente situation, plutôt que de travailler à donner naissance à votre vision. » (The path of least resistance)
La vision du futur désiré est porteuse de clarté et permet d’organiser nos actions, de nous concentrer sur nos valeurs et nos objectifs, et de définir clairement ce qui est réellement pertinent pour nous.
Il évoque Alfred Hitchcock et son talent particulier pour aider son équipe à résister à la clôture prématurée d’un processus de création. Lorsque son équipe s’apprêtait à conclure un point épineux du scénario, Hitchcock leur offrait un verre de vin et commençait à parler d’un tout autre sujet, interrompant ainsi la séance d’écriture. L’un de ses scénaristes répliquant un jour, « Alfred, on allait juste conclure ! », Hitchcock sourit et lui dit qu’ils y arrivaient trop tôt. Il ne voulait pas conclure maintenant. Il voulait tenir la tension afin qu’une possibilité plus créative puisse émerger. C’était l’un des secrets de fabrication du réalisateur : installer de la tension et l’approfondir plutôt que de rechercher une résolution rapide.
Peut-être devrions-nous réfléchir à la manière d’introduire le secret du verre de vin dans notre facilitation, particulièrement lors des phases de croisement.
Colette CHAMBON
Conseil en Créativité et Innovation