Au cours du processus créatif, lorsque l’on parvient à la phase de convergence, une véritable chape de plomb peut venir s’abattre sur le groupe avec un processus de convergence parfois poussif, long et fastidieux : reclasser les idées par famille (« clusterisation » dans le jargon franglais des fans du CPS).

Cette phase est particulièrement difficile : certes, elle permet au groupe de se réapproprier l’ensemble de la production, l’oblige à faire un exercice de synthèse, mais ce reclassement prend beaucoup de temps, et l’énergie du groupe retombe bien souvent dans cette phase là – beaucoup de participants laissent 2 à 3 « leaders » réaliser cette opération. Vient ensuite le temps de la sélection : sélectionner les idées à partir de critères prédéfinis pour rationnaliser des choix d’idées valant le coup d’être développées (par exemple en utilisant le grille EOFC (Efficacité – Originalité – Faisabilité – Cohérence).

Il arrive bien souvent, en fin de cette sélection, que le groupe soit démobilisé totalement, et quand vient le temps de créer des binômes ou trinômes pour développer les idées, créer des fiches concepts, mobiliser l’énergie en fin de parcours devient un exploit.

Dès lors, pourquoi ne pas faire autrement ? Pourquoi le processus de convergence se doit-il d’être si fastidieux ? Pourquoi ne pas continuer à faire confiance aux 2 ressorts clefs de la créativité lors de cette période : passion et intuition ?

De plus en plus, j’utilise le procédé de la « sélection coup de cœur ».

La consigne est claire : je demande à chacun de choisir les idées qui, pour eux , seraient les plus magiques à leurs yeux, celles qui ont une étincelle de génie en elles, celles qu’ils « sentent » bien, peu importe pourquoi, celles qui les feraient rêver, les plus « fun » , les plus aspirationnelles, celles pour lesquelles ils seraient prêts à mettre de l’énergie pour continuer à les peaufiner. Je leur demande expressément de ne pas être trop focalisé sur la faisabilité et de procéder à un choix totalement subjectif, non rationnel, un choix affectif, émotionnel, intuitif, résolument « cerveau droit » : l’idée ou les idées « insight », les idées « Eureka ».
On arrive ainsi à focaliser sur des idées dans lesquelles le groupe a mis de l’énergie.

Et c’est autour de ces idées que les binômes ou trinômes volontaires vont aller revisiter l’ensemble de la production du groupe, pour aller rechercher les idées produites qui peuvent venir enrichir l’idée « coup de cœur », lui apporter des compléments, des regards différents, des potentiels de développement, … et ainsi transformer l’idée de départ en un véritable concept enrichi.

Et du coup, ce reclassement s’effectue de façon très rapide, de façon « fun », dans une dynamique « oui… et », très enthousiasmante. Alors, le groupe, amoureux de son idée, est prêt à dépenser de l’énergie pour les étapes suivantes telles que PPCO et la formalisation de la fiche concept : dès lors, les critères d’aide à la décision concernant l’efficacité, l’originalité (ou du moins le plus concurrentiel), la faisabilité et la cohérence avec le promoteur de l’idée sortent d’eux-mêmes. L’intuition est ainsi confortée par des arguments plus rationnels et se transforme ainsi au fur et à mesure en une clairvoyance, une évidence solide.

Qui plus est, les idées sont prêtes à être défendues et portées par les participants, prêts à défendre becs et ongles la poursuite de leurs projets, à remuer ciel et terre, à trouver alliés, compétences, ressources pour faire éclore, grandir et faire vivre l’idée, véritables fers de lance de la dynamique projets qui suit la dynamique créative.

MAIS, j’entends déjà les remarques dénonçant le peu de rigueur de cette approche basée sur l’intuition. Allons donc voir de plus près ceux qui ont étudié le rôle de l’intuition dans les processus de décisions.

L’intuition est le mode de fonctionnement le plus ancien et le plus naturel de l’esprit humain. L’intuition nous donne une « image » beaucoup plus complète d’une situation que ne peut le faire l’analyse rationnelle. Elle se base sur une quantité de données accumulées consciemment ou inconsciemment par l’ensemble de nos sens et procède par éclairs intuitifs, sollicités ou non, et s’avère particulièrement utile dans les processus décisionnels, particulièrement dans des situations complexes.
« C’est avec la logique que nous prouvons et avec l’intuition que nous trouvons », nous dit Henri Poincaré. D’ailleurs, la plupart des scientifiques vous le diront : « sans éclairs intuitifs, point de découvertes ». Archimède, Léonard de Vinci, Isaac Newton, Albert Einstein et même Descartes ont fait l’éloge du processus intuitif.

Carl Gustac Jung, dejà en 1920, pensait que les managers intuitifs ont une capacité décisionnelle que le reste des personnes n’a pas, et cela consiste en une sorte de vision de ce qui va se passer.

Glaser note que l’intuition est vitale dans les décisions de Recherche et Développement. Agor préconise le recours à l’intuition pour des décisions concernant l’émergence de nouvelles tendances ou de crises. Minzberg pense que l’intuition n’a jamais disparu dans la pratique quotidienne des cadres, elle s’est juste « dissimulée dans un obscur hémisphère du cerveau humain ». Papadakis suggère que les décisions de lancer un nouveau produit ou de se lancer dans une nouvelle activité, ou encore les décisons marketing requièrent moins de rationalité que les décisions d’investissement financier ou de réorganisation interne.

Guy Aznar a écrit sur L’indicatif hédonique. Comment choisir la bonne piste parmi toutes ces ébauches d’idées qui parcourent la conscience ? Comment faire, au moment de l’invention, pour choisir dans la multiplicité des données qui traversent la conscience celles qui permettent d’atteindre un plus haut degré de cohérence ? … »le choix est toujours hédonique, affaire d’humeur plutôt que de logique », écrit William J.J. Gordon(1)… « Les inventeurs qui ont la chance improbable de découvrir de bonnes pistes savent être attentifs au sentiment intuitif de plaisir qui les avertit »… « il faut être aux aguets de ces sensations euphorique »… « l’orientation vers ce plaisir est un état psychologique susceptible d’être cultivé en tant qu’art d’atteindre le moment palpitant du processus créateur ». « L’inventeur est en quête du plaisir annonciateur d’une solution élégante : il réagit à ce signal de solution comme à la sonnette de Pavlov et jouit d’un plaisir très vif ».

Toutefois, afin de différencier processus intuitif et décision impulsive, encore faut-il que l’on ait préalablement assimilé un maximum d’informations et déjà mûrement réfléchi de manière rationnelle à la problématique en question.

Ce qui est justement le cas en fin de parcours créatif : les participants sont totalement imprégnés de la situation, ils ont longuement analysé le défi, les enjeux, identifié les sous-problèmes, se sont identifiés à la problématique, au porteur du projet, à ceux qui y résistent, ils se sont totalement assimilé les tenants et les aboutissants de la problématique, ont rêvé l’idéal, sont partis dans leur pensée magique, ont traduit déjà, dans les processus de croisement, les idées totalement magiques en idées plus directement réalistes, même si encore un peu folles. Le processus de maturation, de connexions inconscientes cher à Arthur Koestler a ainsi été tellement accéléré que l’insight final est présent – et il est évident que dans toute la production du groupe, si foisonnante soit-elle, quelques idées ont directement « touché » les participants de leur fulgurance évidence de l’ »Eureka ».
On peut donc légitimement se fier à l’intuition de nos participants, bien plus même qu’à un processus rigoureux de sélection, avec critères, matrice pondérée,…. qui, de toutes façons, n’échappe pas non plus à la « subjectivité » (on n’a qu’à voir les différences de notations entre participants lors de processus de sélection avec matrices).

Ainsi donc, le processus de convergence final reste-t-il fidèle à la posture créative globale, dans une ouverture à l’enrichissement, à la combinaison d’enrichissements, d’élaboration, et aussi d’intuition, de plaisir et de passion.

Et l’on aura ainsi suivi le précepte édicté par Mark Raison sur la convergence :

Converger n’est pas éliminer, c’est faire des choix constructifs
Evaluer => Evoluer

Isabelle JACOB

Consultante Formatrice en Créativité