En ces temps d’incertitude, de crise, de stress, beaucoup vous diront :

  • la créativité ? c’est vraiment pas l’moment,
  • la créativité ? on n’a pas l’temps,
  • la créativité ? on a d’autres priorités,
  • la créativité ? c’est pas maintenant qu’on va dépenser de l’argent !

Managers, dirigeants, pédagogues, enseignants résistent parfois à mettre en place un climat créatif au sein de leurs équipes, de leurs écoles, de leurs réunions, en prétextant la nécessité de l’efficacité, le manque de temps pour ces démarches participatives, le coût des formations nécessaires. Il y a un programme à tenir, des délais à assurer, des priorités face à la crise.

On pense faire des économies en n’investissant pas dans la formation aux process créatifs, en refusant de prendre le temps d’instaurer un climat créatif ; les chemins habituels fonctionnent, pourquoi en changer ???

Le poids de la routine, le confort de l’habitude vont générer une incapacité à se remettre en question : « On a toujours fait comme cela », « Ça demande du travail en plus ! », « Et avec le programme scolaire, on fait comment? ».

S’appuyer sur la créativité des personnes fait parfois peur : peur de la perte de contrôle, peur de la perte du pouvoir, peur du manque de maîtrise des affects, peur d’emprunter des chemins non balisés, peur de ne pas savoir, peur de l’inconnu, peur de ne pas savoir maîtriser l’expression des personnes, le débat, la confrontation. Or la peur mène toujours à 3 stratégies: la fuite, l’attaque, l’immobilisme.

Comment les convaincre qu’investir en créativité aura nécessairement un retour sur investissement énorme? Que c’est l’assurance de la construction du futur? De bénéfices systémiques énormes. Je vais tenter de le prouver en utilisant l’approche du portrait en creux pour identifier le coût de ce non-choix, ce que coûte réellement la non créativité.

En temps, en argent, en énergie, en compétences?

Le fait de ne pas prendre le temps de véritables process de réflexion créative et d’intelligence collective va entraîner un manque de vision globale, systémique, une gestion de la complexité impossible. Les solutions trouvées à la va vite vont provoquer à leur tour des problèmes et une approche très court termiste.

Les modalités de résolution de problèmes deviennent poussives.

Des manques de clarification, de diagnostic conduisent à emprunter facilement des autoroutes de pensée et rendent toute gestion de la complexité impossible ? On arrive donc à trouver des solutions non appropriées à des problèmes mal posés, engendrant de la non qualité.

Un temps fou passé à résoudre des problèmes qu’on ne devrait pas avoir à résoudre dans une intelligence collective. On reste le nez dans le guidon, dans l’agitation, sans recul, sans feed-back, prenant des initiatives qui ne sont suivies par personne.

Tout ceci conduit à une multiplication des erreurs : erreurs d’appréciation. La première solution est la bonne. La solution du chef est la bonne.
On passe du temps à détruire le mur au lieu de le contourner. Les erreurs sont blâmées, pointées du doigt, au lieu d‘être analysées et de rentrer dans une dynamique d’apprentissage collectif : il faut des « coupables ».

Les prises de décision deviennent hasardeuses : c’est le règne du « j’aime/j’aime pas » ; des décisions sont prises sans que soient énoncés et discutés les critères de choix rationnels ou subjectifs. Les choix sont remis en question par le dernier arrivé, par celui qui crie le plus fort, par ceux qui menacent. Les décisions se veulent « rationnelles » alors qu’elles sont éminemment subjectives.

Le fait de fonctionner sans faire appel à la créativité du collectif entraîne du cloisonnement, un fonctionnement en silos. Les compétences, les expertises, les styles de personnalité, les talents, sont bien rangées dans des cases. A chacun son job.

Le sur-contrôle aboutit à une débauche d’énergie à devoir « rendre compte », à mettre en place des procédures de contrôle à tous les niveaux. Une inflation des postes de bureaucratie de contrôle se fait au détriment des postes de valeur ajoutée. De plus en plus de procédures, de plus en plus de bureaucratie. La procédure prévaut au sens et à l’action. De plus en plus de paperasserie, de plus en plus de lourdeur.

Le contrôle a priori est en inflation et on aboutit à une incapacité à traiter les erreurs dans une dynamique d’apprentissage organisationnel.

Du fait du manque de confiance devant des approches « subjectives », chacun se réfugie derrière des procédures, des normes, des lois, des programmes, des plannings.

C’est le règne du moins disant . Par exemple : il faut lancer des appels d’offre, même quand on sait avec qui on veut travailler, avec des gens qui connaissent déjà les rouages de la maison : on choisit un autre fournisseur moins disant – on oublie le temps passé à la procédure d’appel d’offres, le temps passé à « former » le nouveau fournisseur….

Il en est de même pour le recrutement: on se protège avec des bardées de test, de jury, d’assessment, par peur de son intuition – on finit par recruter des gens qui vont partir au bout de 6 mois !!!

On le voit, ceci est le règne de l’inefficacité. Et les retards s’accumulent : retards dans l’exécution des tâches confiées, des projets qui s’éternisent, de l’agitation, des brainstormings mal conduits qui ne servent qu’à sortir les idées que tout le monde a, ou qu’à valider des décisions déjà prises. Les réunions n’ont aucune valeur ajoutée intellectuelle, stratégique ; le nombre d’heures de travail passé en réunions improductives devient impressionnant – ce ne sont que des séances de ball-trap d’idées – la maladie de la réunionnite aigüe s’installe. Le flou dans le suivi des projets est consternant.

Du coup l’expression de chacun devient bridée : la distance hiérarchique qui se maintient est peu propice à l’échange, au débat ; les informations cruciales ne remontent pas ; personne n’ose contredire le chef – la dalle de béton s’installe, coupant la direction du terrain. Chacun se surveille. L’information est descendante, l’enseignement est descendant.

Alors il y a une démobilisation des énergies. La démotivation, l’ennui et la passivité s’installent.

Cela devient le règne de l’individualisme, avec son cortège de luttes de territoire, d’égos sur-dimensionnés, d’appropriation par les uns et les autres de la moindre idée ; chacun tient à marquer son territoire au détriment des autres, je prends plaisir à défaire ce que l’autre a fait avant moi. Les projets stratégiques dans le temps deviennent contradictoires les uns avec les autres.

Un temps énorme est passé à mettre les gens en relation, à faire circuler l’information.

Soumission et isolement se font sentir : par peur de se tromper, par peur de se démarquer. Aucune prise de risques, je fais où on me dit de faire. Plus personne ne prend d’initiative, préférant l’attentisme, le repli sur soi, la politique de l’autruche.

Les tâches exécutées deviennent en quelque sorte robotisées, sans réflexion, sans flexibilité dans leur traitement, sans possibilité de faire face à l’imprévu, déshumanisées, du coup il y a un sentiment de perte d’humanité. Chacun se cache derrière les process, voire les procédures.

La compétition, l’agressivité voire la violence s’installent : une compétition malsaine, chacun tente de tirer son épingle du jeu, se mettant en concurrence, se désolidarisant en cas de problèmes, rejetant la faute sur l’autre. Ceci s’accompagne de phénomènes tels que: trahison, manque de confidentialité, guerre des clans et des services.

Syndicalisme primaire, sans concessions ; combats de chefs ; perruque et sabotages, peaux de bananes, harcèlement, boucs émissaires … triangle persécuteur – sauveur – victime ; gouffres d’énergie et de temps à vivre dans le conflit, à se protéger du conflit, à tenter de sortir du conflit.

Management par la peur.

Image négative véhiculée par les salariés, les clients et fournisseurs.

A force de laisser son cerveau et ses affects au parking de l’entreprise, à force de repli sur soi, de talents non utilisés, d’infantilisation de dévalorisation, s’installe la mésestime de soi, le manque de confiance en soi, sentiment d’impuissance. S’ensuit spirale de l’échec à force de prophéties auto-réalisatrices de l’échec ou de la médiocrité.

L’acte de « penser » est de plus en plus délégué à d’autres.

Burn out, absentéisme, accidents du travail, turnover, harcèlement, risques psycho-sociaux , conflits sociaux, toxicomanie : calmants, conduites à risques, … D’où également, à une échelle plus macro, des coûts de la santé publique prohibitifs.

Alors ? Où est le vrai risque ? Où est le vrai coût ? Où est le gain de temps ? Où sont les priorités ?

Et si prendre le risque de la créativité, c’était prendre le risque d’une vision attractive et de valeurs partagées, de la prise d’initiative, de l’innovation, de fertilisations croisées, de l’intégration, de l’énergie, de l’esprit d’équipe, de la création partagée, de la pensée productive, de la diversité, de l’équivalence, de l’apprentissage, de la flexibilité, du plaisir.

 

Isabelle Jacob
Consultante-formatrice en créativité depuis 25 ans, cofondatrice et membre du bureau de Créa-france, directrice du Centre Iris de Formation à la Créativité

Article rédigé d’après le Pecha Kucha conçu par Patrick Duhoux et Isabelle Jacob lors de la soirée Pecha kucha de Créa-france le 6 décembre 2011.