Pierre Goirand se définit comme un architecte de rencontres en intelligence collective et un accompagnateur de transformations. Il est expert dans différents processus d’animation en grands groupes tels que World Café, Open Space, Future Search. J’ai souhaité l’interroger sur son approche de la facilitation, car son art réside à mes yeux dans une posture intérieure sensible génératrice d’intelligence créative, qu’il ne cesse d’approfondir et de peaufiner. Recueillir ses réflexions sur sa longue pratique, fut pour moi un moment d’enseignement vivant très précieux et je le remercie chaleureusement de nous transmettre sa riche expérience.
Cet entretien a été conduit dans le contexte d’un livre en préparation sur « L’Art de l’Animation », qui paraîtra aux Editions Iris. Pour faciliter la lecture, je me suis permis d’introduire des intertitres structurant le déroulé de notre conversation.

Les éléments du puzzle

Gérer le climat dans la facilitation de groupe

Quand il s’agit d’animer un groupe, on retrouve toujours plusieurs éléments constamment intriquées : un groupe, un temps, un espace, quelque chose que l’on a à faire et il y a soi, le facilitateur. Si je prends cette position de facilitateur, voilà toujours les éléments du puzzle. On arrive aussi dans un espace qui a un climat. Le groupe a un climat.

Comment peut-on s’acclimater, sentir le climat en partant de ce qui est, et faire que ce climat puisse évoluer et permettre le travail que l’on doit faire ? Au début il y a toujours un but initial, mais celui-ci a plus ou moins de sens pour les personnes qui sont là (…) Alors cela demande un double travail, à la fois sensitif et logique. Le travail sensible consiste à percevoir tous les indices du champ qui permettent de renseigner sur la qualité de la situation : où est-on ? comment est-on là, maintenant ? où cela peut il aller ?

Gérer l’intention

Pour aller dans le subtil, il faut avoir travaillé avant le côté « solide » des choses. Oui, il faut sentir ce qui se passe, sentir le champ ; mais il faut aussi aller clairement vérifier un certain nombre de points concrets ; le premier point d’appui est « Pourquoi on est là ? » et la relation du groupe à l’objectif.

Est-ce que notre entreprise est déjà vouée à l’échec parce que personne ne partage l’objectif qui parfois a été donné par quelqu’un d’autre…qui n’est même pas à cette réunion ? Ou est-on, au contraire, face à un groupe de personnes prêtes à explorer ce qu’il est prévu d’explorer ? Cela change tout d’emblée. Voilà les éléments concrets qui génèrent de nombreux ajustements. (…)

Mais on peut également parler de la dimension plus subtile du champ, de cet espace, où il y a une variété de présences et de regards. Alors se pose la question : que faire de cette variété de regards, comment en rendre compte et comment peut-elle être générative de quelque chose de bon, de relativement juste ?…Cela appelle une notion d’accordage, une dimension musicale. Donc, c’est bien le rapport entre cet objectif et le temps et l’espace que nous avons, qui est critique à chaque fois. Et à chaque fois, il s’agit de s’accorder sur ce que l’on va faire : trouver l’accord sur le cadre qu’il faut quand même rappeler, les quelques principes à respecter, les rôles de chacun, et le mien en tant que facilitateur, qui est toujours à poser.

Poser l’objectif comme attracteur d’énergie et générateur d’un espace de perception partagé

Dans tous les cas, ce que l’on va poser au milieu sert d’attracteur d’énergie : qu’est ce que je décide de poser ? C’est le choix important, qui sert de repères pour tout le monde. C’est vrai au début et c’est vrai à chaque intervention.

Qu’est ce que l’on peut poser qui peut être partagé ? ( …) Comment créer un espace partagé : que place-t-on là dedans ? comment va-t-on vivre ensemble, dedans, dans une durée, avec des séquences ? C’est une grande partie du rôle de facilitateur : comment créer un espace qui va permettre à toutes sortes d’évènements d’avoir lieu, des événements qui ne sont pas prévus.

La préparation


Q : A quel moment démarre la facilitation ? Est-ce que toutes ces choses essentielles dont tu parles sont des choses que tu prépares en amont, et comment ?

Pour moi le groupe existe avant même qu’il ne se rencontre. C’est un groupe imaginaire bien sûr mais il y a quelque chose qui existe.

D’ailleurs je passe beaucoup de temps à imaginer. Cela dépend des types d’animation évidemment : il y a des types d’animation où il n’y a presque pas de processus ; d’autres demandent un processus très fouillé avec de nombreuses séquences, qui peuvent être assez millimétrées en termes de temps quand il s’agit d’un grand groupe. Donc, pour moi, la facilitation a démarré sur un plan imaginaire. Surtout la nuit – beaucoup la nuit ; un peu moins qu’avant mais encore, quand même – ; c’est la nuit que je vis des séquences, que je trouve des manières de les introduire, que je les change, que je me dis : « Non ça, ça ne va pas ! », que je trouve une autre manière de poser une question. Cela me travaille, le groupe me travaille !

C’est une magie qui me rapproche de celle que l’on va essayer de faire advenir.

C’est un travail important pour moi parce que c’est un travail de mise en phase, de ressenti. Il me permet de m’approprier ce que je prétends proposer : si je ne suis pas bien avec une proposition, l’énergie qui va porter le contenu et l’énoncé vont être faibles. Si, à un moment donné, j’invite un groupe à faire quelque chose en étant 100% d’accord avec ce que je fais, si je me dis :
« cela va être une bonne séquence pour le groupe, c’est le bon moment de le faire, cela va les intéresser et ils vont pouvoir en sortir quelque chose », eh bien au moins là, je suis bien avec mon énergie, il y a un accord intérieur réalisé. Cela ne suffit pas mais c’est fondamental…

Les choix de l’Architecte lors de la préparation d’une animation en grand groupe

Il m’arrive d’avoir un regard critique à l’égard de certains collègues lorsque que je trouve que leur travail préparatoire n’est pas assez poussé : lorsque leur rencontre, sur le papier, avant même qu’elle ne soit vécue, pour moi ne tient pas ; lorsque les choix qui ont été faits me semblent des choix qui ne vont pas servir le groupe.
Cela peut être des choix de durée, d’ordre des séquences, de logique de séquences, de lien entre les séquences ; cela peut être des choix en termes de formulation de la question ; en termes d’architecture de groupe : est-ce que ces personnes travailleront en paires, trios, quatuors, groupes de 10, de 20 ?

Ce sont finalement toutes les variables que l’on manipule ; c’est pour cela que je parle souvent de mon métier comme un métier d’architecture de rencontres. En fait, l’architecture, c’est cette phase amont ; plus le groupe est grand, plus l’architecture doit être travaillée pour pouvoir accueillir un grand nombre de personnes auxquelles on va demander de se mouvoir dans un même rythme. Ce n’est pas facile compte tenu de la variété des rythmes individuels ; il faut que cet espace puisse permettre cela, d’où ce travail amont.

La vision de l’Architecte

Q : Tu évoques des faiblesses dans l’architecture préparatoire : cela tient selon toi à quels manques ?

Ce n’est pas forcément un manque de préparation- peut-être la personne a beaucoup travaillé – mais il s’agit de la qualité de la préparation, du produit qui sort de ce temps de préparation.
Pour moi, une qualité importante lors de cette phase est l’imagination. Il faut pouvoir se projeter dans cet espace temps imaginaire ; voir par tous les sens, goûter, entendre, sentir ce qu’il peut s’y passer, et voir si cela colle !
C’est un travail de science fiction (…) C’est comme une pièce de théâtre que tu as écrite, et que l’on peaufine: c’est trop long, cette scène là ; il faut la couper !… C’est un travail très proche du travail d’artiste; c’est un truc que je n’ai pas appris, c’est pour ça que je ne sais pas comment l’apprendre à d’autres.
Quand j’étais petit, je me racontais toujours des films, je passais mon temps dans le jardin où nous habitions, et j’inventais des scénarios. Souvent les garçons font cela je crois, ils inventent des batailles, puis plusieurs séquences, et chaque séquence a un début, un déroulé, une fin…
Ce « début/ déroulé /fin » est le travail d’architecture, de « social designer » : il y a une rencontre sociale et l’on doit imaginer des séquences. Comment ces séquences font-elles un tout, c’est cela la clef : l’écrivain agit de la même façon en organisant le séquencement de ses chapitres. Quand des collègues ont fait un bon travail de préparation et me montrent leur processus, c’est comme lire un bon script : on se dit « Whaoo, ça tient, ça va être super !»… même si au final, devant la réalité, on va peut-être faire encore autre chose.

La préparation sensible

(…) Elle commence dès la première rencontre avec le « donneur d’ordre » : immédiatement j’imagine plusieurs propositions et je les note en présence de cette personne ; parfois tout est déjà là, d’autres fois, je les mets de côté pour ne pas m’emballer sur une solution déjà construite, je m’en méfie aussi. C’est très délicat, très ambivalent. Ce que j’imagine, je sais que ce sont mes premières réactions à chaud. Quelle portée vont-elles avoir ? Je n’en sais rien. Est-ce que c’est juste ou pas ? Il va falloir y revenir. Et en même temps, quand j’entends quelque chose en moi, je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas entendu. Et si mon intention est d’être présent à ce qui vient, et non pas de me rassurer, cela a beaucoup de valeur : les idées, les images qui arrivent, les ressentis, ces trois niveaux ensemble.

Cela commence à cet instant, continue à chaque réunion préparatoire et dans le travail d’architecture que j’évoquais tout à l’heure. En même temps cela commence vraiment lorsque,… j’allais dire le groupe est là mais je me suis repris parce que pour moi, cela démarre en tant que facilitateur, lorsque j’entre dans la salle : c’est un moment très important, nous le savons tous.

Si la logistique est maîtrisée, cela permet d’avoir du temps pour faire autre chose et être disponible. Lorsque c’est possible, j’aime toujours prendre un moment de silence dans la salle. C’est un commencement important pour moi : être là, sans se préoccuper de quoique que ce soit, sans penser à comment je vais introduire ; juste sentir la salle, comment je vais être là…

Lorsque je suis avec des partenaires et que je co-anime, ce temps là est encore plus important que lorsque je suis seul.
Toute cette histoire de facilitation se déroule toujours sur ces deux plans : matériel et immatériel, visible et invisible, subjectif et objectif. Si je me fais « bouffer » par le matériel et l’objectif, il n’y a plus d’espace pour s’occuper du reste ; l’effort, pour moi, consiste à faire suffisamment bien mon travail objectif pour pouvoir vivre dans le sensible et l’invisible et prendre soin de cela : à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, en moi et dans le champ, dans le groupe.

En co-facilitation, comment peut-on aussi s’accorder énergiquement de manière plus invisible ? Cela devient important qu’il y ait non seulement toi et moi, mais qu’il y ait aussi un espace plus grand que nous ; qui nous porte, qui est commun, dans lequel on est, et avec lequel nous soyons en relation.

Q : Est-ce que c’est facile de faire entendre cette conception là à nos collègues avec lesquels tu es amené à co-faciliter, par exemple ces pratiques de centrage ; est-ce que c’est une pratique que tu peux avoir avec toutes les personnes avec qui tu es amené à travailler ?

Maintenant oui, avant non.

Je crois qu’il y a plusieurs éléments qui entrent en jeu. Le contexte est en train de changer. Tout ce qui est travail sur la conscience de manière large est en train de gagner en légitimité. Ce n’est que le début, c’est infime, et le progrès en termes d’acceptation est immense par rapport à il y a dix ans, où je me sentais très isolé. Je ne pouvais pas tenir ces propos dans le monde de l’entreprise. Aujourd’hui je suis avec mes collègues ou amis intervenants, on a partagé de nombreuses expériences ensemble, été dans des séminaires communs, où on a médité ensemble.
Ce n’est plus pareil ; je ne me sens plus du tout seul comme j’ai pu l’être à un moment, où je souffrais beaucoup culturellement, puisque mes pairs, étaient pour moi, uniquement des gens de la côte ouest des Etats-Unis ; je ne me sentais pas du tout sur la même planète que mes collègues français ou européens. Aujourd’hui, je ne peux plus dire cela.
C’est donc le premier facteur : il y a une évolution de notre contexte culturel. Et cette évolution est en train de gagner nos clients, c’est-à-dire que cela devient parfois possible de prendre un moment méditatif avec certains clients – pas tous évidemment.

Le deuxième facteur qui fait que c’est plus facile de partager cette conception avec mes collègues, c’est évidemment ma propre confiance en moi-même, et l’importance que j’accorde à ces pratiques ; c’est à dire ma propre clarté sur ce qui est important pour moi. Je crois que je n’étais pas aussi clair il y a dix ans, cela va de pair ; et là encore, on ne peut proposer à un autre, que ce que l’on accepte vraiment pour soi ; ce que l’on porte vraiment soi même. Selon la manière dont on le propose, cela va être plus ou moins bien accepté.

Pourtant je reste souvent celui qui invite à dire – en tout cas dans mes expériences – : « Stop, on arrête, on s’assoit, on se centre ». Pour l’instant l’invitation part de moi, et je sais que souvent cela a été une surprise pour mes collègues : est-ce que l’on s’autorise à le faire ? est-ce qu’il y a le client dans la salle ? est-ce que l’on demande au client de sortir parce qu’on a besoin d’un moment seuls ? Si on le veut vraiment, on va se créer les conditions pour que cela puisse advenir. Il en va de ce moment de préparation silencieuse, comme du reste.

L’Architecture de l’énergie du groupe

Q : L’énergie du groupe, tu la travailles aussi dans le déroulé, du début à la fin ?

Oui je la travaille, mais de manière intuitive, et là encore imaginée. Avant que cela ne se passe vraiment, on est dans l’imaginaire ; mais cet imaginaire est nourri de tous les souvenirs et les éprouvés liés à l’expérience. Je regarde d’abord à quels moments les participants auront besoin de break. Quand auront-ils le sentiment d’avoir accompli quelque chose, et besoin de reprendre un souffle ? Je regarde les souffles, comment le processus respire. Il y a toutes sortes de souffles possibles ; cela peut être une pause, ces temps là sont des temps majeurs : les pauses déjeuners et matin, après midi ; il y a aussi les mini-pauses au milieu.

Une manière de reprendre un souffle peut être celle de changer de contenu ; et également de changer de manière de travailler : introduire par exemple un travail corporel, artistique, imaginatif ou analytique, en tout cas d’une autre nature que la séquence précédente. Je regarde ce qu’on est en train de travailler à chaque séquence, et par rapport à cela, ce qui n’est pas travaillé. J’ai d’abord un point de vue logique par rapport au sujet traité, et je regarde la variété et la progression de l’exploration du thème ; chaque changement de thèmes est une manière de redonner de l’énergie. Plutôt que de continuer à creuser plus le même sujet au risque de s’épuiser, il y a des possibilités de varier en changeant l’objet même de la séquence.

Ce qui est aussi travaillé dans le groupe, ce sont différentes parties du cerveau, et surtout, différentes parties de soi. Dès que je suis bien conscient de ce qui est mis en jeu à un moment donné dans les séquences, cela ouvre a contrario la conscience de ce qui n’est pas là. Et c’est à partir de ce qui n’est pas là, comme une forme en creux, que l’autre séquence peut advenir. Donc aussi l’énergie évidemment ; et on la sent ; comme un mouvement ou un appel d’air.

C’est pour ça que j’adore lorsque des collègues me montrent leur déroulé sur papier : c’est un plaisir d’architecte, comme regarder des plans ; j’aime bien regarder ces plans.

Évidemment, le plan n’est pas la maison et tout le monde ne sait pas lire un plan non plus. Il y en a pour qui c’est une abstraction et ils n’arrivent pas à « habiter » leur plan. Le métier pourtant consiste aussi à regarder des plans, en tout cas dans cette phase préparatoire.

La configuration des dialogues, par paire, trio, quatuor, groupes de 6 ou de 8, ou en grand groupe est aussi un des aspects qu’il faut regarder, et qui est directement lié à l’énergie.

C’est une tout autre énergie dès que l’on est à deux. Quelle est la spécificité de chaque structure, c’est à dire de la structure à 1, 2, 3, 4… ?

Le 1 est fondamental et très souvent oublié dans les designs de grands groupes ; moi je travaille beaucoup avec le 1 ; c’est le moment où chacun est seul et où il a un temps pour lui et avec lui-même. Trouver le moyen de donner ce temps là aux participants est fondamental dans l’énergie d’un groupe. Donc en tant que facilitateur on joue avec 1 ,2 ,3 ,4 , 6, 8 et ensuite pour moi il y a tout le groupe ; on arrive au tout, et à tous les moments de prise de parole où n’importe qui dans le groupe peut parler, que l’on soit un groupe de 20, 60, 300, … à ces moments où tout le groupe n’écoute qu’une seule voix.

(…) Le domaine que je voudrais travailler beaucoup plus que je ne le fais aujourd’hui, est d’œuvrer dans l’esprit des cathédrales : construire une cathédrale temporaire pour qu’il y ait accès à une source d’inspiration, dont on a besoin pour résoudre ce qui est face à nous et le faire de manière collective. Les cathédrales étaient conçues pour, et de ce fait elles n’étaient pas conçues n’importe comment ; pour notre métier c’est pareil, on ne peut pas concevoir les réunions n’importe comment.

C’est un champ de création, et une chose que j’aime beaucoup chez mes collègues de « Art of Hosting » ( www.artofhosting.org ) : avoir choisi comme dénomination l’art d’être hôte. Cela se traduit mal, parce que, mis à part « accueillir », en français on n’a pas de verbe transitif pour exprimer sous forme d’action ce que fait l’hôte. Mais « art of hosting » veut bien dire que créer un espace de rencontre et faciliter, est un art. Comme tout art, il peut se travailler, s’exercer, s’affiner, et s’enrichir d’influences. C’est un art vivant, alors que dans les entreprises et la vie politique et sociale, il s’est souvent figé dans des formes très répétitives, qui sont de ce fait très peu créatives : celle des grandes réunions en entreprise dont le modèle de base reste encore la succession de présentations à partir d’un podium, est une forme figée.

L’Art du Facilitateur

Q : Pour revenir au démarrage de notre conversation, comment définirais tu aujourd’hui ton art de facilitateur ?

J’essaye simplement d’aider un groupe à faire son chemin.
Pour cela, tout ce que j’essaye de faire, c’est d’avoir une préparation minutieuse ; et après de pouvoir tout lâcher pour être complètement présent et vraiment vivre ce moment avec le groupe ; en me donnant toute liberté pour changer, évoluer, inventer en situation, pour laisser tomber tout ce que j’ai préparé, ou une partie de ce que j’ai préparé ; arriver à être avec ce qui est maintenant, ce qui appelle maintenant, ce dont on a besoin maintenant,- tout en gardant dans le background, la vision de où on voulait aller, ce pour quoi on est là.
En étant clair sur ce pour quoi on est là, l’art consiste à parvenir à sentir et décider en un instant. Parce que l’on est en « live », c’est un art d’improvisateur. Je fais la même chose lorsque j’improvise en danse ou en musique : qu’est ce qui sonne juste, et qu’est ce qui ne sonne pas juste ? Il faut l’entendre et être prêt à tout de suite changer. Qu’est ce qui a besoin d’être dit, qu’est ce qui a besoin d’être repris ou passé ? Qu’est ce qui doit changer dans la structure ? C’est faire des choix et les faire vite. Il faut parfois les faire avant de les avoir pensé.

La présence énergétique de l’animateur

Parmi tous les éléments de vibration subtile d’une personne, le plus présent, le plus remarqué, c’est sa voix. La manière dont le facilitateur propose quelque chose, surtout lorsqu’il s’agit d’une consigne n’est pas seulement une question d’énoncé. La qualité de l’énergie qui porte cet énoncé fait qu’il va être reçu différemment, plus ou moins entendu, et plus ou moins acceptable pour les participants.

Les Mentors et l’évolution permanente

Q : Dans ta manière de travailler, d’exercer cette fonction et cet art de facilitateur, as-tu eu des mentors, des modèles ?

J’en ai eu beaucoup. Pendant des années j’ai cherché vraiment, un idéal de style et des modèles. J’en ai trouvé : il y a Marvin Weisbord et Sandra Janoff (www.futuresearch.net) .
D’eux, j’ai appris cette phrase magnifique : « I am not in the business of pleasing everybody. », « Mon métier n’est pas de faire plaisir à tout le monde. » ; c’était important pour moi. Avant Marvin, dès que quelqu’un me faisait une critique, je me sentais malheureux et j’avais l’impression de ne pas bien faire mon travail. L’autre grand enseignement que j’ai eu de lui, c’est de toujours m’assurer que les voix divergentes puissent avoir la parole sur quoique ce soit. Ça c’est Marvin et Sandra, ce sont des enseignements qu’ils incarnent. Cela demande à être d’une certaine manière, derrière ces phrases ; il y a une façon d’être dans un groupe.

Un autre modèle pour moi est Juanita Brown du « World Café », (www.theworldcafe.com) . Je ne parle pas ici du World Café en tant que technique ou principe. Je parle de la personne et de sa manière d’être et de faciliter : elle prend vraiment soin d’accueillir les gens. Lorsque je dis les gens, ce n’est pas tout le groupe de manière impersonnelle, c’est chaque personne. La personne avec laquelle elle est à un moment donné, elle l’accueille. C’est quelque chose que je n’avais jamais vu avant et qui m’inspire encore aujourd’hui, même si je peux encore m’améliorer là-dessus.

Il y a aussi des personnes dont j’admire l’art de la question. A chaque fois, elles me déroutent avec les questions qu’elles posent ; elles sont tellement créatives, tellement belles.
Voilà ! Il y a aussi des amis qui depuis des années tiennent des cercles de dialogue et que j’admire beaucoup : Ann Linea et Christina Baldwin, par exemple. Mais si l’on est conscient que, ce qu’on est capable de voir chez quelqu’un d’autre, c’est quelque chose que l’on a en soi, le travail ensuite est d’arroser patiemment ces qualités en soi, à chaque occasion.

Maintenant la plupart de ces mentors sont aussi devenus pour une bonne partie des amis. Je me suis beaucoup considéré comme inférieur. Je reconnais chez d’autres facilitateurs ce sentiment d’être moins bon. J’ai beaucoup souffert de cela, je suis en train de me calmer ! C’est important, parce que l’on est dans un métier qui demande beaucoup ! C’est très exigeant la facilitation, c’est imprévisible, et le résultat souvent n’est pas forcément celui qu’on attendait. Narcissiquement, cela peut être douloureux si on s’identifie beaucoup au résultat ; on peut s’en vouloir de ne pas avoir été assez bon ; de ne pas avoir trouvé les mots justes ; de ne pas avoir pu, sur le moment, avoir l’idée géniale que l’on a eu deux jours après. Cela fait partie de ce métier que de savoir prendre soin de soi. Il y a aussi à faciliter tout ce qui est en soi comme jugement, comme voix intérieure, émotion, sensation physique; tout cela est à faciliter. Faciliter n’est peut-être pas le bon mot, mais je pense que tout ce qu’on a dit pour un groupe, on pourrait le dire pour l’univers intérieur.

Les modèles, c’est important qu’ils soient inspirants, mais il ne faut pas rentrer dans une forme de jugement négatif sur soi. Les personnes qui m’ont le plus aidé dans la facilitation, sont des personnes qui m’ont aidé à prendre des risques, qui m’ont fait confiance, et qui m’ont dit : « Tu peux animer ça, c’est une idée géniale, vas y ! ». Être dans une communauté qui t’aide, te soutient dans cette aspiration vers le haut, vers des possibles, je crois qu’il n’y a rien de tel. Cela demande de s’engager dans des projets qui impliquent de travailler à plusieurs, et avec des gens de niveaux différents (…). A Dresde ou à Bilbao, lorsqu’on animait trois jours de réunions collectives au niveau d’une ville, et que nous étions toute une équipe pour le faire, avec des gens que je considérais à l’époque plus senior (et qui vraiment l’étaient), cela m’a beaucoup apporté.

Avec la ville de Bilbao, plus tard, on a fait tout un travail au moment de la crise : une journée où se sont déroulés cent World Café dans la ville. C’était en 2009, et mon travail consistait uniquement à prendre soin de tous les animateurs. Ensemble, on a construit un dispositif qui aide à se maintenir en bonne santé face à ces défis d’animations qui ne sont pas faciles. La philosophie de ce dispositif consistait à continuer d’apprendre, au moment où tu fais ton travail. C’est comme cela que j’aime travailler ; cela donne la liberté de se dire : je ne suis pas seulement en train de faciliter, je suis aussi en train d’apprendre à le faire.

En conclusion

Q : Pour conclure cette conversation, quels conseil donnerais tu à un jeune animateur, facilitateur ?

Je voudrais l’encourager à oser : « Facilitateur facilites ! Vas-y ! » C’est dans la vie que ça se fait, en prenant des bouts, en essayant, en recevant du feedback. Il faut oser dans l’histoire, et en même temps prendre soin de soi ; trouver du soutien, se faire aider, regarder ce qui a été fait, le mettre sur la table, regarder ce que tu as vécu, reprendre. C’est là où c’est un art. Il ne s’agit pas de réussir un truc, il s’agit de malaxer cet art, d’affiner, de polir… Je crois que c’est très large ; c’est infini.

Toute situation demande une réponse adaptée, il faut juste se méfier des techniques. On en a toujours besoin, « ok, oui c’est bien », commence par une technique, mais méfie toi d’une technique qui pourrait marcher pour tout. Évite de regarder uniquement l’aspect technique des choses. Souvent, on commence par cela, parce qu’on a besoin de se rassurer, on a besoin de méthodes…mais on ne peut pas en rester là ! Faciliter, c’est un travail intérieur aussi.

 

Colette Chambon
Conseil en Créativité et Innovation